24 juin 2016 / Brexit

Après le coup de sang, l’explication. Je me suis construit avec l’idée d’une communauté européenne sans frontières. Je suis belge, italien, ai pris la nationalité française pour multiplier les nationalités, plutôt que de ne m’accrocher qu’à une. J’ai – nous avons – vécu à Londres huit ans, habité dans trois pays européens. Je vis dans une famille bi-trilingue (dont l’anglais), multinationale (dont britannique). Il nous arrive d’être tous dans des pays différents et pas que d’Europe. Arguments personnels ? Oui. Arguments émotifs ? Oui. Arguments de riche ? Oui. D’une richesse que je préserverai et accroîtrai jusqu’au bout de mes jours. Une richesse de cœur, de langue, d’esprit. Un capital initié sans le savoir par des aïeux immigrés qui sont allés chercher ailleurs ce qu’ils ne trouvaient pas chez eux.
Donc Londres. Huit ans. Huit ans au cours desquels nous avons vu le pays quitter peu à peu son isolationnisme et s’ouvrir à l’Europe ou plutôt au continent. Aujourd’hui, cela s’écroule. Il faut tout ignorer de la réalité britannique pour ne pas se rendre compte que le Brexit est un drame pour la jeunesse – tellement frappée dans ses espoirs partout – qui se voit rejetée cinquante ans en arrière. Et une tragédie pour ceux que les défenseurs d’une Europe sociale mettent en avant pour justifier leur soutien cynique au Brexit : les exclus. Dans quelques mois, Boris Johnson, bouffon sans scrupule, prendra sans doute le pouvoir, et ce qui était une catastrophe pour les classes populaires et moyennes avec Cameron le sera encore plus.
Oui, on peut avoir désiré le Brexit pour secouer l’Europe et en reconstruire une autre, plus juste, plus sociale, moins oligarchique, moins bureaucratique, moins « libérale » (ce terme qui signifie deux choses différentes dans les pays anglo-saxons et latins). On peut, comme certains Ecossais pour d’autres motifs, avoir voulu jouer un jeu à trois bandes et tabler sur un Brexit pour ne se retrouver en Europe qu’avec des convaincus européens (mais qui l’est aujourd’hui ?) J’ai été, par moments, de ceux-là. J’ai pensé que si c’était pour jouer au chantage permanent, ne vouloir qu’une zone de libre-échange économique et financière, et refuser toute ouverture et toute intégration, il valait mieux que la Grande-Bretagne quitte le navire.
Mais la question n’est pas là. Penser ainsi, jouer comme ça, c’est ouvrir grand les portes au diable, un pied déjà bien dedans. C’est se suicider, accélérer la décomposition d’un cadavre déjà avancée. Et je ne parle pas que de l’Europe, mais de notre société. A-t-on, ici en Europe (désormais on devra parler ainsi), vu la violence de la campagne britannique du Brexit ? Les vannes ouvertes aux haines, aux mensonges, à la xénophobie, à la déraison. Jusqu’au meurtre, non pas irrationnel, juste poussé par les mots portés sans vergogne par des assoiffés du pouvoir, les Farage et les Johnson, ou par des hommes qui portent le mépris de classe pour le peuple britannique et les peuples du Sud de l’Europe comme la cravate des écoles privées dont ils sont sortis.
Cette haine n’est pas que britannique, ou anglaise. Elle est de plus en plus partagée partout dans le monde occidental. Nous n’avons plus rien à offrir que des replis. Nous ne lançons plus que des anathèmes : contre les autres, les étrangers, les riches, les plus pauvres que nous, les puissants, les trop faibles, les politiques et ceux qui n’en font pas assez, les banquiers et les chômeurs, hop ! les intellectuels, les journalistes, et on n’attend plus qu’une chose : que la liste s’allonge et que se présentent d’autres sur lesquels cracher notre ressentiment.
Notre ressentiment de quoi ? De ne plus avoir d’horizon. De ne plus savoir nous rassembler contre un adversaire et pour des objectifs communs. Nous parlons une parole fracturée, individualisée, amère. Nous bégayons nos visions. Hier soir, je participais à un débat pour un manifeste pour la culture. Belle initiative. Mais artistes, écrivains, intellectuels, nous n’avons pas été plus loin que l’exposé de nos craintes.
L’Europe a été un horizon. Elle a été le mien. Une des rares identités institutionnelles que j’accepte. Cet horizon, les égoïsmes étatiques, les narcissismes nationaux et les intérêts économiques l’ont dévoyé, l’ont repoussé à l’infini pour mieux, en somme, se déployer dans un espace ainsi plus étendu. Mais qu’attendre de mieux des États centrés sur eux-mêmes, des nations gonflées aux mythes et des milieux économiques rares à instiller une dose d’altruisme dans leur gestion ?
Aujourd’hui, ce n’est pas à eux que j’en veux, mais à toutes celles et tous ceux qui se font les alliés objectifs de ces égoïsmes. Beaucoup qui, à gauche souvent, ont connu les mêmes luttes que moi. Qui faisaient de leurs coups de butoir des percées vers l’avenir. Qui criaient des slogans qui déchiraient le ciel et ne profèrent plus aujourd’hui que des imprécations qui raclent la boue.
Aujourd’hui – je veux bien me mettre dans le lot – nous n’offrons qu’aboiements, grognements, mots rances et haleines fétides, nous nous finkielkrautisons tous. N’a-t-on à proposer que cela à/avec la jeunesse désemparée ? Que cela à afficher face aux craintes de ceux que se sentent de plus en plus exclus du débat ? Grogner avec les loups qui hurleront toujours mieux que nous ? N’a-t-on à proposer que des rejets, des départs ? Partir, c’est une tentation que je connais bien. Elle ne vaut que si on recrée ailleurs. Où voulez-vous partir, les amis ? Ah, vous voulez rester ! Alors, cessez d’attiser les feux, de donner les mots et les armes aux plus radicaux que vous. Cessez d’élever les frontières, de pousser aux exclusions, de vous réjouir des effondrements et des retraits.
Nous ne faisons plus l’amour, nous ne faisons plus que nous retirer du corps des autres. Le présent est triste, soit. Alors tentons de réenchanter l’avenir. Ou laissons la place à ceux qui sauront refaire l’amour.