29 mai 2014 / Mon village à l’heure française

Mon village à l’heure française. De 2001 à 2007, j’ai habité un petit village de la campagne toulousaine. 350 habitants. Population rurale et semi-rurale. Taux d’emploi : autour de 95%. 5% de chômage, moins que la moyenne nationale. Etrangers : même en se levant tôt, pas de black, ni de maghrébin, ni de juif en vue. Ah, si, une famille juive. Si assimilée au paysage qu’on la confond avec les vertes collines du Lauragais. Et puis si, à l’époque, y avait aussi nous, belgo-britannico-italo-franco machins. Bon, oui, des étrangers donc, y compris la part franco assez peu identifiée. Mais on est partis en 2007. Donc, ça n’explique pas. Dimanche dernier, aux élections européennes, dans « mon ancien petit village français », le FN a fait 36,78%. 12% de plus que dans la circonscription. 12% de plus qu’au niveau national. En 2004, le FN y avait fait 10,53%. Et en 2009, le même Louis Aliot qu’aujourd’hui, prince consort de Marine, avait récolté 4, 65%. Près de huit fois moins que cette année. Alors ? Je ne sais pas. Je ne comprends pas. Je me rappelle juste que deux mois après notre arrivée dans le village, il y a eu un débat houleux entre la population et le maire. Mon voisin dans la salle dite des fêtes m’a glissé haineusement à l’oreille que ce gars, le maire, était un étranger. Ah bon ? j’ai dit. Oui, il n’est ici que depuis 14 ans. Je n’y étais que depuis deux mois, je me suis tu. Et puis, a-t-il continué, il est pas d’ici. Ah bon ? ai-je repris. Oui, il est de l’Aveyron. Je me suis souvenu qu’on était en Haute-Garonne. L’Aveyron, à vol d’Airbus régional, sa frontière, doivent être à 80 km de la salle des fêtes. Je me souviens de cela et je n’ai pas plus de réponse à la question : mais comment ça se fait ? Et qu’est-il arrivé à « mon » petit village français ? Je me dis seulement qu’aujourd’hui, ces habitants qui vivent au paradis (parfois je conclus qu’ils sont déjà morts), qui voient les sommets enneigés des Pyrénées quand la pluie a dégagé le ciel, mais qui, pour certains, n’ont jamais été à Toulouse à 20 km de chez eux, ils doivent se dire qu’il faudrait une bonne pluie pour dégager le ciel qu’ils voient de moins en moins, encombré qu’il est par des tas d’OVNIs qui ne sont même pas des Airbus. Un nettoyage. Parce qu’au delà de leur village, tout est étrange. Tout est étranger. Le Toulousain de derrière le coin, Paris et son gouvernement au loin. Alors, Bruxelles ! Bruxelles, ça sonne bizarrement. On dit Brusselles ou Bruxelles ? Avec un nom comme ça, ça peut être qu’étrange. Alors on dit oui à la France, la France d’ici, même pas celle du village voisin (qui n’a voté FN « qu’ » à 24%, une sage moyenne nationale), et non à Bruxelles… Je dis cela parce qu’il y a deux choses qui me chiffonnent. Dans ce petit village français, il y a quand même des étrangers. Des anciens. Des fils et petits-fils d’immigrés espagnols et italiens. Les Italiens qui partaient de la péninsule et tentaient de rejoindre Bordeaux et le rêve américain. Ils n’y sont jamais arrivés, se sont arrêtés en chemin, se sont installés et ont procréé. Dans ce petit village qui n’est pas l’Amérique mais qui est peut-être mieux. Alors, leur village, leur Amérique à eux, sur laquelle ils se racrapotent en attendant que les OVNIs passent, personne ne le leur reprendra. Ni Paris, ni Bruxelles. Ca me chiffonne, parce que fils et petit- fils d’immigrés italiens, j’avais pas compris la même chose. Je pensais que l’errance impose des devoirs. La deuxième chose qui me peine, c’est que je crains qu’on prenne mon attitude comme anti-française. Mes amis français de là-bas que j’aime bien. Aussi, j’ai décidé de demander la nationalité française, sans exclure mes autres racines. Ainsi, je pourrai dire mon village français sans guillemets. À la préfecture de police, en face de Notre-Dame de Paris, dans la suite des démarches de naturalisation, j’ai dû montrer patte blanche. Montrer à la fonctionnaire que R. et moi on était bien mariés, pas des mariés blancs. On y est à peu près parvenus, bien qu’on se soit trompé de date de mariage. Mais la fonctionnaire, tolérante, nous a aimablement corrigés. Puis elle m’a demandé : vous connaissez les paroles de la Marseillaise ? Parce que vous allez devoir la chanter lors de votre remise d’acte de naissance français. Acte de naissance français, mais je ne… ? Les paroles de la Marseillaise, euh… Vous êtes sûre que je vais devoir la chanter ? Bon d’accord. Ce qu’il faut pas faire ! Enfin, j’ai dû prouver que je parlais bien français. Ca n’a pas été facile. Je suis chercheur associé au CNRS, j’ai tenté. Oui, mais encore? Je publie un roman en août au Mercure de France, en insistant sur le dernier mot. En français ? Euh, oui, en quoi voulez-vous ? Je ne sais pas, c’est pas traduit ? De quoi ? Vous savez, en Belgique, y a plusieurs langues. Ah oui, c’est vrai. Non, pas traduit. Ce qui me rassure, c’est que la fonctionnaire, elle était tout ce qu’il y a de plus français. Elle portait un nom ivoirien. Même si elle est du Burkina Faso. Black comme on n’en voit pas dans « mon » petit village français. Et elle ne connaissait pas bien Bruxelles. Bien française, quoi. Je suis content que ce soit elle qui m’ait fait passer le test de francité.