8 avril 2015 / Pourquoi (pas) le Kenya?

8 avril 2015 / Pourquoi (pas) le Kenya?

Pourquoi (pas) le Kenya ? Paris, Tunis, Sanaa, Garissa et où encore qu’on ignore ou zappe. À chaque fois, les mots qui restent dans la gorge et l’urgence de dire quelque chose, pour ne pas laisser filer l’actualité. Filer, comme le nom donné à ces bandes passantes que sont Facebook, Twitter, les colonnes de droite ou de gauche des journaux, de droite, de gauche et du centre, en ligne ou les écrans de Times Square. Le fil. Cette actualité qui glisse sur l’écran et disparaît aussitôt dans la trappe en bas de cet écran. Engloutie, à nouveau inexistante. L’actualité et avec elle, le flot d’émotions, un déversoir d’amour, de solidarité, de rancœurs, de haines aussi peu sourdes qu’on n’entend jamais les voix qui les prononce. Oui, Paris 17 morts, Tunis 22 morts, Sanaa (où c’est Sanaa ? Ah oui au Yémen) à la louche 140 morts, Garissa 142 morts (ou plus ?). Cela ressemble de plus en plus à une mauvaise série télé qui passe trop vite. Quel épisode ai-je manqué ? Y aura-t-il le résumé au début du suivant ? A chaque fois la brouette d’émotions et les mots qui restent dans la gorge. Le graphiste de Stylist (combien de vivants ?) avait trouvé, lui : Je suis, avait-il écrit, machin. Finalement étant le mort, il n’avait plus besoin de dire ce qu’il ressentait. Je suis. Non, je ne suis pas. C’est ça le problème. Je ne suis pas Charb, je ne suis pas tunisien, pas yéménite, pas kenyan. J’ai tremblé trois jours à Paris en janvier, avalé ma salive pour Tunis et le Bardo visités quelques mois plus tôt, réprimé la nausée pour Garissa. À Paris, j’ai défilé à quelques pas de la statue de la République (pouvait-on ne pas ?), pour Tunis, j’ai posté trois mots débiles sur mon « mur », Sanaa dans la foulée : rien, et Garissa ? J’ai l’Afrique au cœur et la mort la peuple plus que tout autre continent. Faudrait le dire tous les jours. Faire un fil d’actualité rien qu’avec ça. Un rouleau de noms qu’on n’arrêterait pas de dérouler. Et puis faudrait qu’on tâche de comprendre. La mort noire est indistincte, une chair rouge qui pisse sans cesse le sang. Et on ne compte plus. On ne nomme plus surtout. Un peu comme nos aïeuls qui faisaient des enfants à la queue sachant que dans la flopée, les deux tiers y passeraient. On faisait, on enterrait presque anonyme, on recommençait. On ne comptait plus. Alors faudrait. Faudrait nommer, un par un, dire mot à mot, mort par mort, détacher les mots comme les morts, construire des phrases, des pages, des livres. Un livre de morts et des mots pour les relier. Je ne suis pas kényan. Cette adhésion m’empêche d’écouter. Collé au Kényan que je suis, je ne l’entends plus, ne le vois plus. Je ne suis pas kényan. Pas tunisien. Pas yéménite. J’aimerais. Pas pour mourir. Pour sentir la distance entre la vie et la mort, celle qu’on ne sent pas ici, ou peu. Traverser la route qui nous sépare. Un désert, une vallée, un « rift ». Lentement. Longuement. Je ne suis pas kényan. Le Kenya est de l’autre côté de la route. Faudrait y aller, lentement. Lentement marcher et un jour, peut-être, le rejoindre. Avant de mourir. De mort naturelle. Ou pas.