Jeune Afrique, 8 août 2017, article de Jules Crétois
En juillet et en août, Jeune Afrique revient sur des œuvres majeures qui font toujours parler d’elles, inspirant le présent. Cette semaine, c’est au tour du « Devoir de violence » de Yambo Ouologuem.
Nous sommes en 1968. Sous une couverture dépouillée, les éditions parisiennes du Seuil annoncent un roman : Le Devoir de violence. Il s’agit de l’histoire fictive de la dynastie des Saïfs, qui, pendant des siècles, bâtissent un empire largement fondé sur l’esclavagisme et ses corollaires, corruption et abaissement moral, violences de toutes sortes… Les Saïfs, oscillant entre monothéisme et paganisme, ouvrent les portes de leur empire aux traites occidentales et arabes. L’action se poursuit jusqu’à l’arrivée des colons français et leur entente avec un jeune gouverneur formé dans l’Hexagone.
L’auteur Alain Mabanckou replace le roman dans son contexte dans Le Sanglot de l’homme noir : « C’était […] la naissance de l’autocritique, […] une hardiesse au moment où tout écrivain africain était censé célébrer les civilisations africaines… » À une négritude qui tend à magnifier l’Afrique précoloniale, Yambo Ouologuem répond avec une histoire violente et un regard critique.
Il décortique le processus par lequel on transforme la population en « négraille » servile. La charge ne se fait pas attendre. Léopold Sédar Senghor, qui règne alors en maître sur les lettres ouest-africaines et préside le Sénégal, lâche : « Il n’y a pas que le génie littéraire, il y a aussi une attitude morale […]. Je pense que c’est affligeant. […] On ne peut pas faire une œuvre positive quand on nie tous ses ancêtres. » Le roman est reçu par une bonne partie des élites africaines comme une trahison.
Le Devoir de violence ravit pourtant de nombreux lecteurs et rafle le prix Renaudot. Ouologuem, qui a alors moins de 30 ans, est le premier Africain à recevoir une telle distinction. Mais le scandale ne tarde pas : il est accusé de plagiat. Et, de fait, son récit est truffé de clins d’œil, de citations et de renvois à différents textes. Aujourd’hui encore, certains assurent que l’auteur avait signalé à l’éditeur ses emprunts. Ouologuem vit très mal la polémique. Tourné vers l’islam, il mène aujourd’hui une existence retirée à Sévaré, au Mali.
Reste la leçon, magistrale, et l’influence du roman, ardemment débattu et commenté en France, aux États-Unis, mais aussi au Sénégal et au Mali, bien qu’épuisé.
« Ouologuem reprend certains codes du roman européen et, avec cette nouvelle ressource, déclare implicitement que les Africains peuvent raconter leur histoire comme les Européens racontent la leur », remarque l’écrivain Jean-Pierre Orban, qui rappelle que Ouologuem a reçu une éducation occidentale, dont il s’affranchit en même temps qu’il l’utilise pour son récit, dans un geste paradoxal.
Haut et fort, il inaugure le postmodernisme littéraire africain et « montre qu’il y a une continuité entre les pouvoirs pervers de l’époque précoloniale et la vénalité en actes du pouvoir colonial », comme le dit le philosophe camerounais Achille Mbembe.
Pour lui, Le Devoir de violence « préfigure la littérature du “désenchantement” », dans laquelle on range des auteurs comme Ahmadou Kourouma, Sony Labou Tansi ou Mongo Beti. Mbembe reconnaît l’influence que Le Devoir de violence a eue sur lui et sur son livre De la postcolonie.
Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine. Pour Mbembe, le débat ouvert par Ouologuem, loin des faux dilemmes et des jeux de déculpabilisation si courants aujourd’hui, n’est pas fermé.
Ce que contient Le Devoir de violence, c’est une dimension « blasphématoire, hérétique », qu’il convient de faire vivre, pour une création africaine libre et riche d’une réflexion sur elle-même.