05 Oct « Madame la présidente von der Leyen, les mots font l’Histoire », Tribune (Septembre 2019)
Tribune rédigée par J.-P. Orban contre le projet de commissariat « pour la protection de notre mode vie européen » et signée par Anna Bikont, Javier Cercas, Erri De Luca, Anthony Giddens, Paul Lendvai, Eduardo Mendoza, Jean-Pierre Orban, Philippe Sands, Roberto Saviano, Raffaele Simone, Marius Szczygiel, David van Reybrouck, romanciers et essayistes européens, lauréats du Prix du livre européen. Parue dans 6 pays européens et 8 quotidiens: « Le Monde » (30/09/2019), « La Repubblica », « Fatto Quotidiano », « Der Standard », « Nepszavaé, « Gazeta Wyborcza » »Le Soir », « De Standaard ».
« Entre les frasques tragicomiques du président américain et les échos d’une saga du Brexit aussi burlesque qu’inquiétante, nous est parvenu l’organigramme de la nouvelle Commission européenne établie sous votre égide de présidente. On nous dit, Madame von der Leyen, que vous avez pris soin de choisir précieusement les dénominations de chaque commissariat, en faisant preuve parfois d’audace, ainsi pour l’« économie au service des gens ».
Vous connaissez donc le poids des mots. Nous sommes dès lors d’autant plus indignés de voir l’ancien nom de commissaire pour la migration, les affaires intérieures et la citoyenneté devenir celui « pour la protection de notre mode de vie européen ». Dans cet intitulé, chaque mot ou presque dit quelque chose que nous, lauréats du Prix du livre européen, remis au Parlement européen depuis sa création, en 2007, romanciers et essayistes attachés aussi profondément que lucidement à l’idée européenne, ne pouvons que réprouver.
Parler de « protection » appelle dès l’abord à la défensive, comme s’il fallait, dans une Europe transformée en forteresse, nous défendre contre une invasion extérieure.
Vous ne faites là, Madame, que la courte échelle aux individus qui font commerce de ce fantasme et aux mouvements qui prospèrent sur la peur des peuples. Peur de qui ? Pour protéger quoi ? Un esprit ? Une âme, pour autant qu’on puisse en définir les contours européens ? Non, même pas : vous entendez garantir « notre mode de vie européen ».
Nous voulons, Mme la Présidente, parler, nous, de culture
On est troublé en pensant au terme « notre », qui s’érige face à un « leur » indistinct et étranger. On frémit en lisant celui de « vie », quand, chaque jour et chaque nuit, en Méditerranée et aux frontières de l’Europe, meurent des femmes et des hommes abandonnés à leur sort et à notre incurie. Et on est heurté en voyant s’afficher, comme en étendard ou sur un placard publicitaire, les mots« mode de vie » ou « way of life » ! Pourquoi pas « notre confort de vie » ?
Nous voulons, Madame la Présidente, parler, nous, de culture, la culture qui fait partie des attributions du même commissaire Margaritis Schinas, aux côtés du sport, de la sécurité et de la migration. Nous voulons parler, nous, d’ouverture, de dialogue et d’échange.
D’humanisme, cet humanisme qui, en dépit des horreurs dont l’Europe a été coupable à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières, a imprégné sa pensée au cours des siècles. Nous voulons nous projeter vers l’extérieur et l’avenir et non nous replier, frileux, à l’intérieur de nos frontières et sur un passé que l’on mythifie à force de craindre sa disparition.
Les mots font l’histoire, Madame la Présidente. Nous ne vous souhaitons pas de commencer votre mandature lestée du poids de mots sinistres qui renvoient aux pires démons de l’Europe. Nous attendons avec confiance le changement de dénomination du commissariat de Margaritis Schinas. Et nous nous tournons vers le Parlement européen pour refuser à la plus grande majorité possible le nom actuel. Parce que les mots peuvent nous sauver. Ou nous perdre. »