08 Jan « Premier sang » d’Amélie Nothomb, analyse
Un jour, j’ai croisé Amélie Nothomb (oui, elle existe). Pythie hiératique et sépulcrale, un chat affalé dans ses bras, elle sortait du bureau de son père dont celui-ci lui avait demandé de sortir pour m’y recevoir. C’était dans sa maison au fond des Ardennes belges, à l’ombre tutélaire du château de la famille Nothomb, cette famille qui a irrigué la société et l’État belge : on en retrouvait (sans doute encore) les membres dans les coins les plus inattendus des centres de pouvoir.
J’ai lu « Premier Sang » d’Amélie Nothomb (Albin Michel, 2021), ce texte où se retrouvent ces membres sous des prénoms comme dans un méchant conte pour enfants sages. Je ne suis pas un grand lecteur de ses romans. Je n’en ferai donc pas la critique. Sauf à rappeler ce qu’en a écrit une fois Pierre Maury en les qualifiant d’ »apéritifs littéraires ». Exactement cela : on les avale, selon les goûts, avec plaisir ou pour passer le temps, en se demandant quand va venir le repas. En se demandant en plus, aujourd’hui, pourquoi le Renaudot lui a été attribué. Mais les prix… Mais les jurys…
Non, si je parle de ce livre, c’est parce qu’il est enserré, à son début et à la fin, par les événements qui ont eu lieu à Stanleyville (aujourd’hui Kisangani), Congo, en 1964. C’est d’eux que j’allais m’entretenir avec Patrick Nothomb quand il fit sortir sa fille de son bureau. Nothomb avait été consul de Belgique dans la ville tout au long de ce qui a été appelé la plus grande prise d’otages du XXe siècle. Le récit d’Amélie Nothomb part du peloton d’exécution devant lequel aurait été traîné son père et termine par lui. Face à la mort, la mémoire, la rage de survivre et la puissance de la vie qu’on transmet : le roman s’arrête exactement sur les mots écrits par son père dans son propre récit (« Dans Stanleyville », Racine, 1993) : « Gbenye, le chef des rebelles : – Voulez-vous avoir un troisième enfant ? – Cela dépendra de vous, Monsieur le Président. » (« Premier sang »). Dans le livre du père, ces mots sont suivis d’une note en bas de page : « Ma fille Amélie est née après ma libération. Mon épouse et moi l’appelons parfois ‘l’enfant de Gbenye’ ».
J’évoque ces événements parce qu’ils méritent mieux ou plus que les 300 lignes aérées que lui consacre Amélie Nothomb et que s’y est sans doute noué le destin de son père (je pense que c’est pendant notre entretien qu’il a dit : certains ont leur guerre, Stanleyville fut la mienne). Quand j’ai rencontré Patrick Nothomb, j’avais lu au moins une fois son livre. Par la suite, j’ai dû le lire deux autres fois et certaines pages bien plus encore. J’ai consacré des mois à étudier les événements, à lire tout ou presque ce qui s’est écrit en français ou en anglais sur eux, rencontré de nombreux témoins, publié et préfacé le récit de l’un d’eux (Frans Quinteyn, « Stanleyville sous la terreur simba ») dans la collection de l’historien qui aura le mieux connu tous les participants – des deux camps – à ce désastreux événement historique, Benoît Verhaegen. Un homme (http://africultures.com/benoit-verhaegen-rattrape-par…/) également issu de la grande bourgeoisie belge mais passé, lui, dans son opposition idéologique la plus radicale (un peu d’ailleurs comme un autre Nothomb, Paul, affilié au parti communiste, même là on en trouvait). Un historien, Verhaegen, qui poussait l’éthique jusqu’à s’empêcher de publier un volumineux ouvrage sur la rébellion à Stanleyville de peur de mettre en danger ses protagonistes (le livre n’est toujours pas paru…).
A Stanleyville, s’est déroulée une de ces parties d’échecs entre nations et puissances du monde, entre ancien colonisateur (devenu néo-colonisateur) et anciens colonisés frustrés de n’avoir pas encore touché à leur réelle indépendance, entre les sbires de l’Occident (les Mobutu), les déçus de leur part du butin (les Kanza), les avides de pouvoir (les Gbenye) ou encore les fascinés par l’exemple maoïste et les guérillas (les suiveurs du plus et seul pur d’entre eux, Pierre Mulele, ceux-là que rejoindrait un jour sur place Che Guevara avant de rentrer vite fait dans ses Amériques).
Peu importe que selon son propre récit, Patrick Nothomb n’a pas été, comme l’écrit Amélie Nothomb, victime d’une de ces sinistres comédies que mettaient en scène les chefs rebelles : feindre une exécution, l’arrêter à la dernière seconde et ricaner. L’autrice de ce qu’elle intitule roman joue de la fiction comme elle l’entend. Sans vouloir jouer, moi, des coudes, j’en ai fait de même (mais avec un personnage fictif) dans mon roman « Toutes les îles et l’océan » (Mercure de France) dont la première partie a pour sujet la même rébellion à Stanleyville.
Mais, parce que l’histoire du Congo est, jusqu’à aujourd’hui, traversée de ces drames dont personne ou si peu ne parviennent à déceler la tragédie, le livre d’Amélie Nothomb est l’occasion d’aller plus loin que lui, et plus loin que le récit même de Patrick Nothomb qui, tout au long, rend compte des rebelles comme beaucoup et longtemps l’ont fait et le font encore : des guignols. La plupart morts de/dans leur ‘comédie’ quand même… « Premier sang », à cet égard, est effectivement un apéritif. Ses personnages sont posés là comme les Nothomb ont traversé l’histoire belge : comme une galerie familiale ou nationale. Tableau encadré après portrait et miniature sertie dans ses dorures sur les murs d’un château à la comtesse de Ségur qui se décompose lentement…