13 Juil PROVOCATION DU SILENCE (24 juin 2020)
Article paru dans Diacritik, 24 juin 2020
Provocation du silence
On aurait intitulé ce texte : « Éloge du silence ». Parce que cela fait longtemps que ce titre-programme trotte en tête. Et puis, au moment de se mettre à l’écriture, découvrir que le titre existe, qu’il a été celui d’un livre à succès il y a trente ans et seize fois réédité depuis : un essai sur le silence qui est surtout un livre de sagesse, par un auteur qui puise dans la philosophie asiatique et cite le maître zen Deshimaru : « Vous devez pouvoir méditer sous les bombes ! »
Je ne suis pas sûr que c’est de ce silence que je veux parler, de ce retrait en soi quand explose le monde. Peut-être serait-ce même l’inverse : une traversée du monde sous les bombes avec le silence comme arme. Ce silence-parole qu’est la poésie ainsi définie par René Char : « La poésie est à la fois parole et provocation silencieuse, désespérée de notre être-exigeant pour la venue d’une réalité qui sera sans concurrente. Imputrescible celle-là. Impérissable, non ; car elle court les dangers de tous.Mais la seule qui visiblement triomphe de la mort matérielle ».
À l’heure où notre monde occidentalisé, cette illusion aseptisée, a soudain été transpercé par l’irruption de la mort, son aplomb éclipsé par l’ombre géante de cette dernière, et où les discours et commentaires, en une débauche obscène, parfois immonde, ont davantage contribué à accélérer symboliquement la corruption qu’à la circonscrire, c’est l’avènement de la réalité esquissée par Char que nous devrions violemment espérer. Une réalité qui ferait face en pleine lucidité – cette « blessure la plus rapprochée du soleil » (Char aussi) – à tous les dangers et au plus grand d’entre eux : non pas la mort individuelle, la belle affaire, non pas la mort matérielle, qu’il s’agirait même de réclamer pour la dépasser, mais la mort collective, la mort du « nous », qu’on a vue cette fois prendre la forme d’une pandémie. Une réalité imputrescible, dégagée des facteurs de sa putréfaction, qui ne peut advenir que par la justesse des mots, celle qui permet justement d’affronter le malheur et la mort. Et devant ceux-ci, de vivre et d’être en créant : le poiêsis. La poésie, cette parole qui ne rompt le silence que si elle en a les armes justes. Et ce silence qui, de ne pas parler, dit.
Éthique de la parole face à la mort
Il y a quatre ans, j’ai recroisé la route d’un écrivain dont la lecture, jeune, de son œuvre majeure, Le Dernier des Justes, m’avait imprégné par l’ampleur tragique de la fresque qui aboutit à Auschwitz en 1943, mais aussi (ou plus encore) par l’humanité qui s’en dégageait. En 2016, dans les murs de l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM, Cnrs-ENS) auquel je collabore en tant que chercheur associé, l’écrivain et ancien responsable culturel antillais Daniel Maximin, venu pour un exposé, parlait des archives d’André Schwarz-Bart (1928-2006) menacées par les intempéries à « La Souvenance », la maison en Guadeloupe où l’écrivain a vécu près de la moitié de sa vie. Il nous incitait à prendre contact avec la veuve de l’écrivain, auteure elle-même, Simone Schwarz-Bart. Est revenu dans ma mémoire vive Le Dernier des Justes : je me suis proposé pour la gestion du dossier. Depuis lors et le don, en 2017, par Simone Schwarz-Bart, les archives – dont la bibliothèque d’André Schwarz-Bart – ont commencé à arriver à la Bibliothèque nationale de France et un groupe de travail a été créé à l’ITEM qui en est à sa troisième année de séminaire.
Dans les archives, celles transférées à la BnF et celles demeurées pour le moment à Goyave en Guadeloupe, j’ai côtoyé l’homme qui a produit, comme dans une « inconscience » (ce sont ses mots dans une note inédite), une des œuvres littéraires qui auront le plus bouleversé la France de l’après-guerre, l’homme décontenancé par le succès en 1959 et blessé par la réception de certains dans sa communauté, celui qui, ensuite, quittant la métropole française pour le Sénégal et la Guadeloupe, s’est attaché, en un miroir de la Shoah, à décrire le malheur de la traite et de l’esclavage noir – cette autre tragédie de l’Occident chrétien, ainsi qu’il le considérait. Enfin l’écrivain qui, déçu par l’accueil des deux premiers volumes de son « cycle antillais », tant en métropole que dans les Caraïbes, s’interrogeant sur ce qu’il considère par moments comme un « fourvoiement » plutôt qu’un détour, abandonne la publication du cycle et revient, durant les vingt dernières années de sa vie, à l’écriture d’une œuvre « juive » : « Kaddish », roman à la fois sur l’impossible deuil du survivant et sur le possible chant de vie du même et surtout de ses descendants. Roman et chant qu’il ne mènera jamais au bout, sauf dans un fragment, L’Étoile du matin, posthume établi et publié par Simone en 2009.
Mais dans la fréquentation, au cours de trois séjours, de son atelier intime, à savoir son bureau-chambre bibliothèque au centre de l’étage où il s’isolait, et à travers les échanges, parfois tout aussi intimes, avec Simone Schwarz-Bart, ce que j’ai approché, en une exploration aussi délicate que l’était sa parole, c’est la signification du silence de celui qui ne cessa jamais d’être ni écrivain, ni témoin du monde tout en n’apparaissant plus à ce monde. Entre cet être et ce paraître, s’articule, en une tension extrême, aux marges du suicide, toute une tension éthique. L’éthique de la parole face à la mort, à la tragédie, au monde irrémédiablement tragique. Une dialectique du silence et de la parole, l’un ne pouvant exister et porter sans l’autre. Une éthique pour notre temps de surcharge de mots, de silence entravé et d’excès de paraître (social, médiatique, éditorial).
Vue depuis l’étage-coursive de La Souvenance, maison d’André et Simone Schwarz-Bart à Goyave, Guadeloupe
(photo J.-P. Orban)
Poétique de l’inachèvement
On a beaucoup parlé de la destruction de ses manuscrits à laquelle André Schwarz-Bart aurait procédé à partir des années soixante-dix, au moment où il entre en silence public. Des anecdotes le décrivent allant porter lui-même des sacs de documents à la déchèterie de peur que ses proches ne récupèrent ce qu’il aurait jeté dans ses poubelles. Comme dans tout récit de ce type, il est difficile de départager le légendaire et le réel. Comme nous sont parvenus des pans entiers des inédits (qui servent aujourd’hui à Simone Schwarz-Bart pour achever le cycle), on peut penser que ce qui a manqué au « cycle antillais » sur la généalogie antillaise de l’esclavage, c’est surtout le parachèvement de son écriture et la mise en place des pièces d’un puzzle qu’il avait mis environ quinze ans à élaborer. La question de la légitimité à écrire l’histoire d’un peuple qui n’était pas le sien s’est certainement posée, ainsi qu’on le voit dans les archives du Seuil déposées à l’IMEC. Enfin les doutes récurrents de l’auteur sur une création complexe ont sans nul doute conduit à l’avortement d’un processus créatif et éditorial.
L’inachèvement du projet « Kaddish », qu’André Schwarz-Bart entreprend dans les années quatre-vingt et poursuit jusqu’à sa mort en 2006, nous semble être d’un autre ordre. Revenant à un thème exclusivement juif (qui traverse malgré tout, en écho et miroir, le « cycle antillais ») laissé après Le Dernier des Justes, qui s’achève à l’entrée d’Auschwitz et par un célèbre kaddish ponctué des noms des camps nazis, le reprenant à partir de la figure d’un rescapé du génocide (Haïm, double d’ASB – sic – présent, lui aussi, dans les brouillons), ce projet interroge notre position de survivants devant la tragédie collective et tente d’élaborer un récit qui tienne et une parole qui dise la possibilité de vivre face à l’effondrement des fondements mêmes de l’humanité, l’effondrement de l’humain. C’est ce silence-là qui nous interpelle dans des moments de crise tels que nous venons d’en connaître, des moments qui nous confrontent à la mort (la mort collectivement oubliée, cachée, niée), à sa menace non maîtrisable, défiant notre rationalité si bien huilée.
Malgré vingt ans de plans, d’ébauches, de notes disséminées dans des carnets et dans les ouvrages de sa bibliothèque, André Schwarz-Bart ne parviendra pas à la parole salvatrice, à poser (comme on pose sa voix et un acte) son « Chant de vie » (hormis dans ce qui deviendra la deuxième partie du roman posthume L’Étoile du matin). Pas de façon structurée, achevée. Comme si achever cette œuvre était achever une deuxième fois les morts des camps, à commencer par ses proches. Mais aussi comme si la parole ne pouvait que dénaturer son objet, n’être qu’une imposture voire une trahison face à l’indicible de la tragédie ultime, n’être que contingence devant l’infini de l’anéantissement.
On peut considérer ce non-accomplissement comme de l’impuissance, créative et humaine. Et c’en est sans doute, ou certainement aussi. Mais cette impuissance révèle aussi la finitude de l’homme et la conscience de cette finitude par rapport à ce qui le dépasse et l’englobe, que ce soit le divin ou des lois qu’il ne maîtrise, sinon ne comprend pas.
On peut considérer, à l’opposé du jugement d’Adorno (« Après Auschwitz, écrire de la poésie est barbare »), que la poésie a précisément cette fonction de triompher de la mort, de (re)créer face au néant. Et que Schwarz-Bart a échoué.
À moins qu’il ne s’agisse de créer avec ce néant ? En intégrant silence et parole. À savoir que, devant l’ultime, devant le non-fini qui nous dépasse parce que nous n’en serions qu’une parcelle, et pour, à la fois, qu’il ne nous engloutisse pas et que nous en prenions la juste mesure, la parole serait cet inachèvement même, ce balbutiement fait de mots et de réserves de mots, ce bégaiement existentiel et créatif où parole et silence luttent et dansent. Dansent en une danse syncopée, une articulation du fort et du faible, pour, l’un – le silence – autant que l’autre – la parole –, dire ou tenter de dire. Un rythme de blancs et de mots qui, étrangement, composait les interventions orales de Schwarz-Bart (bonjour, aussi, Modiano !) comme sa vie et son œuvre.
Je parle
pour partager le silence
qui pousse tous les mots […]
pour transformer le silence
c’est ainsi qu’on s’entreparle
quand ce qu’on dit
n’étouffe pas ce silence,
écrivait, dans De monde en monde, Henri Meschonnic, lui pour qui l’œuvre poétique était œuvre éthique.
Allant plus loin, on peut alors considérer que l’inachèvement est l’œuvre elle-même. Qu’au-delà des blancs qui, comme on l’admet classiquement, composent avec la parole le rythme poétique, l’œuvre en tant qu’acte résiderait dans le silence et dans ce que ce silence dit. Avec ce paradoxe, chez Schwarz-Bart en tout cas, que la puissance (au sens aristotélicien où la chose ne serait pas advenue en acte) serait l’acte lui-même : serait de dire la finitude de notre parole devant l’incommensurable ampleur de la mort, de la tragédie et du monde dont elles sont substantielles. Une puissance-acte tout en bégaiement, que ce bégaiement hache une seule parole ou qu’il la mue en une multiplicité de paroles qui, toutes, inachevées (mais pas pour autant inaccomplies), disent une parcelle, un fragment d’une réalité dont il faudra peut-être reconnaître qu’elle est elle-même éclatée et en mouvement, donc jamais achevée.
« Vu avec le regard maculé par le terrestre, nous sommes dans la situation de voyageurs qui ont eu un accident de train dans un grand tunnel, à un endroit où on ne voit plus la lumière du début mais où la lumière du bout est si infime que le regard est constamment obligé de la chercher et qu’il la perd constamment, tout en sachant que le début et la fin ne sont même pas sûrs. Mais tout autour de nous, dans le désordre des sens ou l’acuité des sens, nous n’avons que des monstres, et, suivant l’humeur et la fragilité de chacun, un jeu exquis ou kaléidoscopique et épuisant », notait Kafka, dont l’inachèvement des romans, en dehors de toutes les raisons psychologiques ou esthétiques qu’on a pu lui trouver, est peut-être au cœur même du rapport éthique, voire ontologique de la création et du monde.
Kafka, par Arié Mandelbaum
(avec l’aimable autorisation de l’artiste).
L’ombre plutôt que la proie
Équipés ainsi de ces armes fragiles tendues (par-delà le vide) par Schwarz-Bart ou Kafka, on peut alors se demander si face au déversement de la parole en une « poubelle du monde moderne [Toute la production humaine, plus énorme que jamais, plus rapide, éblouissante, telle une immense vague qui se lève chaque jour à l’horizon et chaque jour retombe dans le néant] (note inédite d’André Schwarz-Bart), et en une représentation « pornographi[qu]e universelle » (idem) que nous connaissions déjà avant la crise et que la menace de la disparition a amplifié dans des proportions grotesques, il ne nous faut pas, en une position autant esthétique qu’éthique (les deux étant, à nos yeux, indissociables) défendre la réserve, le bégaiement, cette parole hachurée par le silence, chercher l’ombre plutôt que la proie (à l’instar d’un Jean Cayrol affirmant « J’appartiens au silence / à l’ombre de ma voix »). Se demander si le silence ne parle pas davantage que la parole. Non pas un silence défait, faible ou muet, mais un silence pro-vocateur. Appelant, criant, du fond du désespoir, exigeant, plus que l’affirmation bavarde, plus que l’espoir béat, l’avènement, ainsi que le formulait Char, d’une réalité imputrescible. Imputrescible parce que sa parole n’aura pas été contaminée par l’obscénité du paraître. Du vouloir paraître.