16 Juin RETOUR D’ISRAEL/PALESTINE 10/05/2025
« Invece guerra sarà ».
Hier dans la nuit, dans la dernière partie de mon vol retour Tel Aviv-Athènes-Paris après bien des péripéties suite à la chute du missile houthi – ou d’une erreur de la défense aérienne israélienne, ou les deux – sur l’aéroport Ben Gourion à Tel Aviv, j’ouvrais sur mon téléphone « Lettere contro la guerra » de Tiziano Terzani (2002, éd. num. Garzanti 2024, en français L. Levi puis Intervalles) et je lisais ce qu’il avait écrit juste après le 11 septembre 2001, un des rares à avoir prévu la suite de notre début de siècle (ce qui lui avait valu les foudres de presque toute l’Italie politique et intellectuelle, et l’avait poussé à se retirer au bout du monde pour trouver la paix, avant de mourir en 2004): « C’est le moment de faire enfin la paix, à commencer par celle entre Israéliens et Palestiniens » (je traduis), mais il concluait, lucide et résigné: « Invece guerra sarà ». « Au lieu de cela, ce sera la guerre ».
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La nuit de mardi à mercredi, dans le ciel d’Europe, où avec soulagement (j’allais retrouver les miens, dont ma fille qu’un nouvel épisode de la guerre m’avait empêché d’embrasser pour son anniversaire dimanche dernier) et à la fois regret/auto-reproche de laisser derrière moi une terre en feu, plus exactement dans mon sentiment « sur le feu », tel un plat abandonné en train de brûler, cette nuit, retombait lentement en moi la pression de 25 jours sur le terrain (les mots, ici, sont primordiaux, et chacun étant imparfait, celui-ci servira professionnellement, à défaut d’être neutre, car aucune neutralité n’est là possible). Au terme de ce quatrième séjour de longue haleine – autant que courte, car le souffle manque pour suivre ce que l’on voit, sent et vit, ce après quoi on court pour comprendre, saisir, pour ne manquer aucun virage du labyrinthe dans lequel on se glisse et où sont enfermé.e.s des hommes, des femmes, des enfants, à Gaza (mais là, hors tunnels, ce n’est pas un dédale, c’est un piège à rats au-dessus d’un gouffre, une chute sans fond), en Cisjordanie (où le mot labyrinthe prend tout son sens: un noeud de routes, de découpages, de barrières, de fils barbelés, dont seuls des Smotrich ou Ben Gvir ont les clés à force de les concevoir dans leur cerveau d’architectes de la monstruosité), et en Israël où un peuple aux idéaux jadis lumineux (je crois aux idées plus qu’aux humains) est occupé non seulement à s’égarer mais à se perdre (dans tous les sens physique, politique, militaire et moral du mot)- au 26e jour donc de mon périple, j’ouvrais par hasard, la tête dans la brume, ce livre numérique et je lisais les mots de Terziani: « Au lieu de cela, ce sera la guerre ».
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C’est la guerre. Le futur n’est que sa réactivation au jour le jour: la nuit de dimanche à lundi, le gouvernement de BN annonçait le plan d’écrasement au finish de Gaza, de son occupation sine die et de repoussement de la population gazaouie dans la partie sud de la bande en espérant que, comme des rats, ils cherchent à s’en échapper vers… vers où? L’Egypte qui ne les veut pas, les autres pays du Machrek qui ne les aiment pas plus? Et à Ofra en Cisjordanie, Smotrich, avec l’assentiment ouvert de Gantz et du président Herzog, développait le plan du découpage, là aussi en deux, de la Cisjordanie, avec un déploiement de nouvelles implantations massives entre le nord et le sud, et la construction, déjà en cours, de routes pour ficeler tout cela de l’intérieur: là, ce qui enserre n’est pas seulement autour, mais dedans.
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Que dire, qu’écrire ici d’autre que la douleur ressentie chez l’autre, cet autre vers qui je me dirige (ne me demandez pas pourquoi, j’attends que le roman terminé à quelque jours du 7.10.23 vous le dise l’an prochain), mais qui devient de moins en moins autre, à force de retrouver les mêmes personnes telles que la guerre les mine sans qu’une lumière, une faille quelque part dans la chape en modifie le regard? Toujours eux-mêmes, comme si la condamnation au même état à la fois les écrasait au sol et les maintenait debout. Toujours là, de plus en plus proches, notamment mes complices en tournage, Ehab et Dan, oui, de plus en plus engagés, même avec leurs réserves, plus, leurs réticences à l’égard de ma démarche d’aller partout, de passer les murs, d’écouter quiconque se présente à moi, de ne me fermer les oreilles à personne, pour ne manquer aucune miette de ce puzzle (autre mot pour labyrinthe) infernal. Rien de la complexité, du reste de moins en moins une richesse, de plus en plus un enfer. Rien de cet enfer humain, historique, identitaire. Rien de cette folie si humaine. Donc aveugle.
Que dire? Rien. Ne dites rien, c’est mieux.
Je n’écris ceci que par acquis de conscience: pour ne pas me défiler dans cette cour de récréation risible, grotesque, qu’est FB, manipulée par d’autres de nos maîtres qui observent nous agiter tels des têtards dans un bocal, et fristouiller nos mots à peine formés qui n’iront pas au bout de leur croissance, jamais grenouilles, encore moins crapauds. Cette cour où j’ai choisi un jour lointain d’être présent, têtard parmi d’autres. Je ne me grenouillerai pas, mais svp ne coassez pas: on n’entend que cela, en Europe, des coassements indécents.
Ne rien dire. Voir, sentir, ressentir, éprouver, et un peu, ici, recracher, parce qu’on est là pour ça, recracher.
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« Invece guerra sarà ». Oui, elle continuera, et je retournerai là où elle se poursuivra. D’ici là, des millers, des dizaines de milliers de morts se seront ajoutés au compte inimaginable et pourtant reçu comme un ticket de caisse au terme d’un gueuleton, des otages parmi la vingtaine aujourd’hui encore vivants seront morts, des vautours qui se croient des aigles continueront à parader dans le ciel, des femmes et des hommes subiront, humiliés, le joug d’une oppression devenue plus que jamais ivre d’elle-même, et des enfants, car eux seront là après nous, apprendront chaque jour qui vient de plus en plus la haine, la peur et le désespoir. Et cela des deux côtés.
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Parce que je ne veux pas vous laisser sans une brindille d’espoir, une feuille (si petites, les feuilles de cet arbre) d’olivier, j’évoquerai les mots d’E.G, devant un café dans une des dernières boutiques encore ouvertes de la rue principale d’Huwara (Cisjordanie), ses mots qui disaient, en somme, que la guerre travaillait contre elle-même, que l’oppression appelait ce qui viendrait un jour, le sursaut. Et, de l’autre côté du mur (mais le singulier n’est plus d’application), les mots de Maya S. qui se démène sur tous les fronts pour que renaisse le dialogue: toute guerre, celle de 100 ans, les « troubles » en Irlande, d’autres encore, finit par s’arrêter. Elle disait cela, et Yuval R. aussi, à quelques heures des manifs contre la guerre au centre de Tel Aviv. Et elle me montrait un long calicot en papier faseyant en haut d’un immeuble au bord de la place Habima. Y était écrit en hébreu: « Qu’avez-vous fait pour la paix aujourd’hui? »
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Invece guerra sarà? Sûrement. Et hélas longtemps encore. Mais svp ne remettez pas de l’huile sur le feu. Si on se taisait et si on laissait advenir le silence, celui des armes et des mots mal placés, on aurait déjà fait quelque chose, aujourd’hui, pour la paix. Merci.